Les euphorbes arborescentes font indéniablement partie des plantes succulentes les plus populaires. On les trouve facilement en jardinerie, en plantes d’environ un mètre de hauteur. Placées dans un joli pot, elles garantissent un effet visuel très « tendance » dans les intérieurs modernes, grâce à leur forme, qui rappelle celle des grands cactus cierges des westerns.
Ces plantes sont produites par centaines de milliers d’exemplaires, majoritairement en Italie. Elles y sont vendues sous les noms de « Euphorbia acrurensis » ou « Euphorbia eritrea », ce qui est une transcription phonétique du nom botanique Euphorbia erythraeae. Malheureusement, ces noms ne sont pas les bons. Le but de cet article est de tenter d’y voir plus clair dans la dénomination des Euphorbia arborescentes cultivées depuis plus d’un siècle dans les établissements horticoles de la Riviera italienne et de la Côte d’Azur.
Les Euphorbia arborescentes, ou euphorbes candélabres, évoquent la forme d’un cactus, mais elles appartiennent à la famille des Euphorbiacées et sont originaires d’Afrique. On les trouve depuis l’Afrique du Sud jusqu’au Yémen sous divers noms comme Euphorbia ingens, Euphorbia candelabrum, Euphorbia abyssinica ou Euphorbia ammak. La différence entre ces espèces n’est pas évidente, leur apparence est très proche, la détermination se faisant généralement par les fleurs et les fruits, qui ne sont pas faciles à observer chez nous, car ce sont des espèces géantes qui ont besoin d’atteindre une taille de plusieurs mètres pour produire leurs premières fleurs. Par ailleurs, l’aspect des tiges et des épines peut changer après quelques années, et la culture sous abri ne donne pas des plantes comparables à celles qu’on peut observer en plein air.
Dans un article paru dans la revue « Taxon » du mois d’août 2019, les botanistes Peter V. Bruyns et Paul E. Berry ont rectifié une erreur qui perdurait depuis des décennies dans la dénomination des grandes Euphorbia arborescentes que l’on observe depuis l’Afrique du Sud jusqu’en Ethiopie.
Pendant longtemps, Euphorbia ingens E. Meyer ex Boissier 1862 a désigné l’espèce arborescente imposante que l’on peut voir en Afrique du Sud et au Zimbabwe, alors que les plantes qui s’étendent depuis la Tanzanie jusqu’en Somalie, en passant par le Kenya et l’Ouganda, ont longtemps été appelées Euphorbia candelabrum Kotschy 1857. Il s’avère que ces plantes de l’Afrique de l’Est sont très similaires à Euphorbia ingens en tous points et que Euphorbia candelabrum Kotschy est un nom prêtant à confusion.
Les auteurs ont expliqué que le binôme Euphorbia candelabrum a été utilisé une première fois par le botaniste autrichien Friedrich Welwitsch en 1856, et concerne une espèce arborescente de l’Angola, aux branches non pérennes, ce qui la rend visuellement très différente d’Euphorbia ingens, aux branches permanentes. Cette espèce n’a jamais vraiment été diffusée en Europe, ou alors de façon très discrète.
Une deuxième Euphorbia candelabrum a été décrite par un autre explorateur autrichien, Karl Georg Theodor Kotschy en 1857, sur la base d’un récit de voyage de l’architecte français Pierre Trémaux, datant de 1853, et d’un dessin représentant un sujet très imposant, présent sur la montagne du Dar-Foq (Soudan), et que Trémaux compara à une Euphorbia canariensis. L’espèce que Kotschy observa lui aussi dans la même région de l’est du Soudan est désignée Euphorbia candelabrum Trémaux ex Kotschy, ou plus justement Euphorbia candelabrum Kotschy, car Trémaux n’a jamais employé l’épithète « candelabrum » dans son récit. Mais en vertu de la règle de priorité du Code International de Nomenclature Botanique, ce nom est illégal, car homonyme et postérieur à Euphorbia candelabrum Welw.. Toutefois, dans les années 1980 à 2000, la botaniste Susan Carter (Kew), qui fait toujours autorité dans le domaine des Euphorbia succulentes, a longtemps défendu l’hypothèse que le nom que Welwitsch proposait pour sa plante était provisoire et qu’il fallait le rejeter, ce qui rendait Euphorbia candelabrum Kotschy valide. Cette hypothèse ayant été démontée avec justesse par Bruyns et Berry, il s’avère que la seule Euphorbia candelabrum valide est bien celle de Welwitsch, originaire d’Angola, et que Euphorbia candelabrum Kotschy, pourtant listée comme valide dans « The Cites Checklist of Succulent Euphorbia Taxa » (2003) est un nom illégitime à rejeter !
Cependant, Bruyns et Berry se sont trompés quand ils ont affirmé que personne d’autre que Susan Carter n’avait utilisé couramment le nom d’Euphorbia candelabrum Kotschy pour désigner les plantes proches d’Euphorbia ingens qui poussent dans l’Est Africain. Depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, les différents botanistes qui ont étudié le genre Euphorbia ont totalement ignoré la description de Welwitsch, pour une raison qui m’échappe -- sans doute était-elle dans les tiroirs d’un obscur herbier ? -- et ont continué à utiliser le taxon Euphorbia candelabrum Kotschy pour désigner certaines plantes arborescentes de l’Afrique de l’Est, ainsi que Euphorbia ingens E. Meyer pour des plantes similaires d’Afrique du Sud.
Remontons le cours du temps pour comprendre l’évolution de la compréhension de cette espèce et d’une autre, très similaire, Euphorbia abyssinica J. F. Gmelin 1791, originaire d’Ethiopie, d’Erythrée, du Soudan et de Somalie.
En 1907, Alwin Berger, curateur du Jardin Botanique Hanbury, à la Mortola (Italie) et auteur prolifique, décrivit une Euphorbia candelabrum Kotschy var. erythraeae A. Berger pour désigner une plante en culture dans les jardins botaniques de la Mortola, de Gênes et de Palerme.
En 1912, Nicolas Edward Brown recensa toutes les Euphorbiaceae de l’Est Africain dans le volume VI de « Flora of Tropical Africa » pour le compte du Jardin Botanique de Kew. Il maintint Euphorbia candelabrum Trém. ex Kotschy pour les plantes du Soudan observées par Trémaux.
Brown demanda un échantillon d’Euphorbia candelabrum var. erythraeae à Alwin Berger, qui lui envoya aimablement une branche. Brown vit une nette contradiction entre la forme des branches de cette plante aux bords parallèles et la description originale de l’Euphorbia de Trémaux, qui parlait de branches avec des constrictions. Il trouva l’échantillon tout à fait comparable à la plante que l’explorateur allemand Georg August Schweinfurth avait récoltée en 1868 dans la vallée d’Harassa (Erythrée). Selon Brown, cette plante avait été cultivée à Kew depuis longtemps sous le nom d’Euphorbia abyssinica, mais il s’agissait, pour lui, d’une autre espèce.
Il conserva donc « erythraeae » en tant qu’espèce séparée d’E. abyssinica, sous le nom de Euphorbia erythraeae (A. Berger) N. E. Br.
Il décrivit également une plante proche, originaire d’Abyssinie, Euphorbia disclusa N. E. Br., qui différait d’Euphorbia erythraeae par le nombre de côtes (4-5 au lieu de 3-4), par une couleur plus foncée et une bordure très sinueuse sur les jeunes branches. Il signala que Euphorbia disclusa était en fait la plante que Berger prit pour Euphorbia candelabrum, non celle de Trémaux ex Kotschy. Dans l’esprit de Brown, Euphorbia disclusa et Euphorbia erythraeae étaient très proches, mais pas des E. abyssinica, ni des E. candelabrum.
En 1954, Herman Jacobsen, dans son « Handbuch der Sukkulenten Pflanzen », lista Euphorbia candelabrum Trémaux ex Kotschy, du Soudan, mais mentionna toutefois l’avis de P.R.O. Bally selon lequel Euphorbia ingens E. Mey. était identique à E. candelabrum Trem. ex Kotschy et E. ammak Schweinfurth 1899, et s’étendrait globalement depuis l’Afrique du Sud jusqu’en Somalie. Si l’hypothèse de Bally avait été exacte, cela aurait signifié la mise en synonymie de Euphorbia ingens avec Euphorbia candelabrum Kotschy, car E. ingens a été décrite 5 ans plus tard que E. candelabrum Kotschy !
Jacobsen inclut aussi E. candelabrum var. erythraeae, mais n’en fit pas une espèce à part comme Brown. Il joignit une photo de cette variété aux côtes ondulées et aux petites épines. Il ajouta une note qui rappelait l’opinion de Brown : « Euphorbia candelabrum Trem. ex Klotzsch (sic) in « Sukkulenten Euphorbien » de A. Berger, est Euphorbia disclusa N. E. Brown ». L’avis de Jacobsen, comme celui de Brown, était donc que Berger s’était trompé, et dans ce cas, Jacobsen sous-entendait que Euphorbia candelabrum var. erythraeae devrait s’appeler E. disclusa var. erythraeae.
Euphorbia disclusa N.E. Br. d’Abyssinie fut conservée par Jacobsen, avec une photo qui permet de voir une petite différence avec E. candelabrum var. erythraeae A. Berger. Les deux photos montrent des tiges de section apparemment carrée, aux côtes ondulées et munies de petites épines grises orientées vers le bas. Mais la première a des côtes très sinueuses, la seconde ayant des ondulations plus amples. Dans la réalité, cette différence ne se voit que sur les jeunes sujets. Quand les plantes grandissent, leurs côtes deviennent nettement rectilignes et parallèles, bien qu'elles présentent parfois quelques ondulations amples sur les parties élevées.
Ce sont les descendants de ces deux plantes, E. erythraeae et E. disclusa, diffusées à partir des jardins botaniques italiens, qui ont été multipliés par les horticulteurs de la Riviera et que l’on trouve de nos jours dans le commerce sous différents noms approximatifs comme « E. eritrea » ou « E. erythrea ». Euphorbia ingens, d’Afrique du Sud, ou sa version de l’Afrique de l’Est, E. candelabrum Kotschy, est beaucoup moins courante en Italie, mais les horticulteurs espagnols en produisent maintenant des quantités importantes et on commence à en voir en jardinerie.
Il est à noter que ni Berger, ni Brown, ni Jacobsen, ni Bally, quatre sommités dans l’histoire des succulentes, n’ont semblé avoir eu connaissance d’Euphorbia candelabrum Welwitsch !
Bruyns & Berry sont du même avis que Bally, sauf en ce qui concerne Euphorbia ammak, qui est indéniablement une autre espèce, bien distincte d’E. ingens et originaire du Yémen. Mais comme ils prennent en compte l’existence d’E. candelabrum Welwitsch, c’est E. candelabrum Kotschy qui devient un synonyme de E. ingens, et non l’inverse !De même, et jusqu’aux années 1980, personne ne semble avoir connu Euphorbia erythrea Hemsley, décrite en 1891, qui concerne une espèce non succulente originaire de Chine ! En vertu de l’article 53.2 du Code International de Nomenclature de Botanique, Euphorbia erythrea (de couleur rouge) et Euphorbia erythraeae (originaire d’Erythrée) sont considérées comme des homonymes en raison de leur orthographe prêtant à confusion, tout en étant basées sur des types différents, ce qui rend le nom le plus récent illégitime. Notre Euphorbia erythraeae (A. Berger) N. E. Br. est donc un nom illégitime qu’il ne faudrait plus utiliser.
Cela n’est pas vraiment gênant pour les botanistes actuels, qui considèrent cette plante comme un synonyme hétérotype d’Euphorbia abyssinica, de même qu'Euphorbia disclusa. C’est plus embêtant pour l’horticulteur qui ne sait plus comment nommer les plantes qui ont été cultivées par millions depuis plus d’un siècle. On pourrait les appeler Euphorbia abyssinica, à l’objection près que Euphorbia abyssinica, au sens initial de Johan Friedrich Gmelin (1791), a été largement étendue, par Susan Carter à partir des années 1980, pour inclure une dizaine de noms comme Euphorbia erythraeae et Euphorbia disclusa, correspondant à des phénotypes différents, ce qui fait qu’il est impossible de désigner, d’un point de vue horticole et commercial, toutes ces plantes sous le même nom.
Gmelin s’est basé sur le récit de l’explorateur James Bruce, qui a exploré la montagne de Taranta (nord de l’Ethiopie), et a décrit une plante localement appelée « Kol-Quall ». Les gravures de Bruce correspondent à la plante que je cultive sous le nom d’E. abyssinica et qu’on peut voir notamment au Jardin Botanique de Genève.
Quand on cherche Euphorbia abyssinica sur le Web, tous les sites se contentent de reprendre invariablement la même liste officielle de synonymes d’Euphorbia abyssinica, telle que l’ont définie Susan Carter & Urs Eggli en 2003, sans proposer d’images ou d’explications sur le fait que tous ces synonymes concernent des plantes qui sont très différentes les unes des autres.
A l’origine, de nombreuses collectes de Schweinfurth, Pax et autres, ont été faites plus ou moins dans la région où pousse Euphorbia abyssinica. Mais Brown pensait que plusieurs espèces avaient été collectées sous ce nom, car les branches des spécimens n’étaient pas homogènes. Elles n’avaient pas toujours les constrictions caractéristiques de l’espèce de Gmelin, ni le même nombre de côtes, ni les mêmes épines :
« Dans les livres et dans les jardins, plusieurs espèces ont été confondues avec E. abyssinica Gmel., mais aucune d’elles ne concorde avec la description que Bruce fit de la plante de la montagne de Taranta, sur laquelle l’espèce est basée ».
On peut voir sur la page Wikipedia Espagne consacrée à Euphorbia abyssinica Gmel. (mais pas sur sa version française), les photos de 4 plantes, dont 3 ont des noms actuellement considérés comme synonymes d’Euphorbia abyssinica :
1) Euphorbia abyssinica, « la vraie », en végétation avec ses feuilles sur le sommet,
2) la plante vendue sous le nom d’Euphorbia « eritrea », en réalité E. disclusa,
3) La plante longtemps cultivée sous le nom d’Euphorbia obovalifolia,
4) La plante vendue actuellement sous le nom d’Euphorbia acrurensis.
Ces 4 plantes ne se ressemblent pas du tout. Il y a une confusion qui ne contribue pas à clarifier une situation déjà bien compliquée !
1) Euphorbia abyssinica J. F. Gmelin 1791 se reconnait à ses côtes nombreuses (6 à 8) portant de fortes épines divergentes. En vieillissant, le nombre de côtes sur les branches peut se réduire à 4 ou 5, phénomène non évident en culture par manque d’espace, mais les plantes forment toujours de fortes constrictions et gardent leurs fortes épines. Dans leur article, Bruyns & Berry ont fourni la photo d’une jeune plante d’habitat et celle d’une plante adulte portant des fruits, aux fins de comparaison avec Euphorbia ingens E. Mey. et Euphorbia candelabrum Kotschy, mais ils ont ignoré totalement les variations que représentent Euphorbia disclusa et Euphorbia erythraeae. Ils n’étaient pas d’accord avec l’opinion de Susan Carter concernant Euphorbia candelabrum, mais n’ont pas remis en cause sa conception extra large d’Euphorbia abyssinica.
La jeune plante d’Euphorbia abyssinica, de 50 cm de hauteur, porte 8 côtes très épineuses et présente des variations du diamètre de la tige. La photo de la plante adulte montre de nettes constrictions des branches terminales mais celles-ci ne portent plus d’épines et semblent compter 5 côtes. La distinction avec Euphorbia ingens peut se faire par les jeunes plantes, qui ont 5 côtes, des petites épines et des côtes parallèles, et surtout par les fruits des plantes adultes, qui sont trilobés et déhiscents chez Euphorbia abyssinica, alors qu’ils sont globuleux, pulpeux et non déhiscents chez Euphorbia ingens.
2) Les plantes qu’on cultive sous le nom d’Euphorbia « eritrea » (E. disclusa) peuvent fleurir en culture. J’ai pu observer les fleurs et les fruits sur cette plante et sur Euphorbia erythraeae (la vraie). Il est évident que leurs fruits sont déhiscents. Ils sont trilobés, de couleur jaune puis rouge, et éclatent à maturité, projetant leurs graines à plusieurs mètres. Pour le reste, les branches sont moins larges, ne présentent jamais de constrictions en forme de flèche. Les côtes sont moins nombreuses, sinueuses à l’état juvénile chez E. disclusa, puis rectilignes et parallèles sur les parties les plus élevées. Les épines ne sont jamais aussi puissantes que sur les véritables Euphorbia abyssinica qui sont en culture dans mes serres et qui ressemblent à la photo de Bruyns ou à celle qu’on peut voir dans « Euphorbia Journal » vol. I (1983). De plus, la véritable Euphorbia abyssinica pousse beaucoup plus lentement et ne fait jamais de ramifications en serre. Quand elle est en période de croissance, elle porte de grandes feuilles, jusqu’à 3 fois plus longues que celles d’E. disclusa. Pour moi, il est évident que Euphorbia abyssinica, E. disclusa et E. erythraeae sont au minimum trois variétés différentes d’une même espèce, si ce ne sont pas trois espèces différentes, et je rejoins donc l’avis initial de Brown et de Jacobsen.
On peut voir sur le site Plant of The World Online (Kew), une jeune plante poussant sur le plateau central du Somaliland (Somalie), présentée comme Euphorbia abyssinica Gmel., qui ressemble trait pour trait à la plante qui est vendue sous le nom d’Euphorbia « eritrea » (E. disclusa), pas du tout à la plante que j’appelle la vraie E. abyssinica ! Certains pensent que cette dernière est une forme juvénile, qui évolue par la suite vers des tiges aux côtes moins nombreuses et moins épineuses. On ne manque pas d’exemples, dans la famille des Cactaceae, d’espèces qui changent d’allure en vieillissant : Trichocereus pasacana perd ses longues épines au profit de soies blanches, Pachycereus pringlei a des épines qui diminuent de longueur au fur et à mesure que le tronc grandit, et finissent par disparaitre, Browningia candelaris et Azureocereus hertlingianus sont d’autres bons exemples de dimorphisme lié à l’âge des tiges.
Mais s’il s’agit d’une forme juvénile d’Euphorbia abyssinica, comment se fait-il que, après des dizaines d’années de culture sur la Côte d’Azur, elle reste à ce prétendu stade juvénile sans amorcer le commencement d’un changement d’aspect, alors que la jeune plante photographiée dans la nature démarre sur quatre côtes et ressemble immédiatement à une « Euphorbia eritrea » du commerce ? Ce n’est pas logique ! De plus, la planche d’herbier fournie sur ce site est celle d’Euphorbia disclusa N. E. Brown, et la description de M. Thulin et al. Dans « Flora of Somalia » (2008) est bien celle d’Euphorbia disclusa, aussi bien en ce qui concerne les branches, les épines que les feuilles. Ce n’est pas Euphorbia abyssinica Gmel. !
3) Euphorbia obovalifolia A. Richard 1851 est un nom qui est appliqué depuis plus d’un siècle, mais à tort, à la plus grande des Euphorbia arborescentes. Elle pousse dans les forêts de montagne, possède des tiges à 3 côtes minces et de très grandes feuilles au sommet des branches. Cette plante n’a rien à voir avec Euphorbia abyssinica. L’erreur provient de N. E. Brown, qui a cru que le matériel d’herbier portant le nom d’Euphorbia obovalifolia, récolté par les biologistes français Antoine Petit et Richard Quartin-Dillon dans les années 1840, constitué d’une simple section latérale d’une côte munie de grandes feuilles, correspondait à la plante de forêt de montagne. A sa décharge, il n’y avait rien dans la description d’origine concernant le nombre de côtes ou les fleurs. Il est clair que les épines qu’on peut voir sur la section de côte ne correspondent pas à la plante de forêt de montagne, d’autant plus que la récolte a été faite en zone désertique. Euphorbia obovalifolia est donc bien un synonyme de la véritable Euphorbia abyssinica Gmel. 1791. Et le nom correct pour la plante aux grandes feuilles est Euphorbia ampliphylla Pax 1895, qui a comme synonyme Euphorbia winkleri Pax 1901. C’est le botaniste Michael G. Gilbert (Kew) qui a rectifié cette erreur dans un article datant de 1990. Plus de 30 ans après, l’erreur dure encore.
4) Euphorbia acrurensis est relative à des plantes de la région d’Acrur en Ethiopie, qui se distingueraient d’Euphorbia erythraeae par des branches adultes à 7 côtes, ces côtes étant plus larges que la partie centrale des branches. Cette description ne correspond à aucune plante en culture dans le Midi. Les plantes qui sont vendues actuellement sous ce nom ressemblent à une forme large d’Euphorbia trigona. Il s’agit en fait d’Euphorbia hermentiana, originaire d’Afrique équatoriale (Gabon, Congo, Malawi), décrite par Lemaire dans « L’Illustration Horticole » vol. V de 1858. Euphorbia hermentiana Lem.est actuellement considérée comme un synonyme hétérotype d’Euphorbia trigona Mill..
On peut voir sur la photo suivante une comparaison entre plantes de l’habitat : Euphorbia abyssinica (Hawsen, montagnes du nord de l’Ethiopie, 2030 m), Euphorbia disclusa (plateau central du Somaliland) et Euphorbia erythraeae (Debre Libanos, hauts-plateaux d’Ethiopie). La différence est évidente.
Euphorbia abyssinica Gmel est une forme de montagne au tronc robuste, dont les rameaux sont fortement comprimés, avec des veines obliques saillantes, Euphorbia disclusa est une forme de savane, qui pousse à basse altitude, assez près de la Côte, avec des branches moins larges à quatre côtes, et Euphorbia erythraeae est une forme des hauts-plateaux, aux branches à trois côtes. Les trois formes ont des épines absentes ou extrêmement réduites sur les parties adultes.
Dans l’ordre chronologique des supposés synonymes d’E. abyssinica, on trouve, après E. obovalifolia A. Rich., Euphorbia grandis Lemaire 1857. Ce nom apparaît dans « L’Illustration Horticole » vol. IV de 1857.
Charles Lemaire relata une visite au Museum National d’Histoire Naturelle de Paris et tomba sur quatre nouvelles espèces dont l’une était :
« Euphorbia abyssinica … sans nom d’auteur ! C’est une très grande et très robuste espèce, dressée, à peine ramifiée, à cinq ou six (ou plus ?) côtes très grandes, comparativement minces, aliformes, ondulées, à sinus très profonds, aigus, à aiguillons binés, rapprochés, petits. Nous ne l’avons pas vue en fleurs.
L’individu dont nous parlons a été recueilli en Abyssinie par MM. Petit et Quartin Dillon, et rapporté au Museum par M. Lefevre, en 1844 » (page 71)
Et lors d’une deuxième visite, où il corrigea de lui-même l’appellation E. abyssinica en E. grandis:
« Un caractère curieux, que nous observons à l’instant, sur l’individu de l’E. abyssinica ? (-- grandis !), placé en ce moment devant nos yeux, c’est la présence de chaque côté de la feuille, (feuille petite, spathulée, que nous n’avions pas observée, lors de notre première visite), d’une glandule foliacée, moins promptement caduque qu’elle, et marcescente. » (page 101)
Lemaire ramena un échantillon du Museum et fit la description de cette plante sous le nom d’Euphorbia grandis Lem. 1857. Malgré cela, il est impossible d’être sûr de l’identité de la plante de Lemaire, car il n’a pas déposé d’holotype de sa plante. Cependant, le fait qu’il observe 5 ou 6 côtes indique une plante quelque peu différente d’Euphorbia disclusa.
Bizarrement, Lemaire changea d’avis en 1869 dans « Les plantes grasses autres que les Cactées », où il présenta E. abyssinica et mit en synonymie la plante qu’il avait baptisée E. grandis ! Pourtant la description qu’il en avait faite, avec des côtes ondulées et des petites épines, ne correspond pas à celle d’E. abyssinica Gmel.
En 1907, Alwin Berger décrivit une Euphorbia neutra, qui avait 5 à 8 côtes et qui différait d’Euphorbia abyssinica par des boucliers différents : selon ses clés de détermination, Euphorbia abyssinica aurait un bouclier épineux disjoint des bourgeons floraux, qui deviendrait rapidement noir, alors que Euphorbia neutra aurait un bouclier incluant toujours les bourgeons floraux, de couleur grise, ne devenant pas noir. A l’analyse, A. Berger s’est trompé manifestement de plante. Ce qu’il appelle E. abyssinica ressemble fort à une Euphorbia ingens E. Meyer (=E. candelabrum Kotschy) et ce qu’il appelle E. neutra est assez proche d’une vraie E. abyssinica Gmel. On peut voir dans « Sukkulenten Euphorbia » de A. Berger, page 72, fig. 16, la plante qu’il appelle E. neutra et page 68, fig. 14, une grande plante qu’il appelle E. abyssinica, qui ne peut être objectivement identifiée sur cette photo, où l’on ne voit pas les boucliers épineux.
Brown reprit E. grandis Lem. dans “Tropical Flora of Africa” vol. VI, et donna une description très détaillée de cette espèce, à partir d’une plante cultivée à Kew sous le nom d’E. abyssinica. Il indiqua notamment de très petites feuilles en forme d’écailles, de petites épines et précisa bien que cette plante n’était pas E. abyssinica Gmel. , comme l’avait pensé Lemaire en première intention. Et il ajouta que cette plante était équivalente à E. neutra Berger ! On peut en déduire que Euphorbia grandis (=E. neutra) est une forme d’Euphorbia abyssinica avec seulement 5-6 côtes et des épines nettement plus courtes. Dans sa deuxième interprétation, Lemaire a pensé que ce n’était pas une différence suffisamment importante pour en faire une autre espèce. A ce jour, je n’ai pas pu observer de plante correspondant vraiment à la description de E. grandis ou à la photo de E. neutra.
J’ai trouvé une illustration d’Euphorbia neutra, sur une vieille carte postale du Jardin Exotique de Monaco. Les plantes ne ressemblent pas à la silhouette de Euphorbia abyssinica Gmel., mais il est difficile de se faire une idée à partir d’une plante représentée d’aussi loin.
Brown décrivit une nouvelle espèce, E. neglecta, pour la plante que Berger prenait pour E. abyssinica, à partir d’une plante cultivée à Kew. Brown ne s’occupant que de la flore de l’Afrique de l’Est, il n’a pas fait la comparaison avec Euphorbia ingens, qui pousse en Afrique du Sud, mais il aurait pu comparer avec E. candelabrum Kotschy, qui est, on l’a vu plus haut, la continuité d’E. ingens pour l’Afrique de l’Est. Mais la description de E. candelabrum Kotschy est incomplète, notamment pour les fleurs et les fruits, et Brown n’a jamais observé de plante correspondant parfaitement à la description de Trémaux. Il créa donc Euphorbia neglecta sur une base descriptive plus précise, mais cette description semble bien être, à peu de choses près, celle d' Euphorbia candelabrum Kotschy.
Jacobsen garda Euphorbia neglecta et publia deux photos dans « Handbuch der Sukkulenten Pflanzen ». Ces deux photos sont signées Julien Marnier-Lapostolle, propriétaire du Jardin Botanique « Les Cèdres » à Saint-Jean Cap-Ferrat, avec qui mon père faisait des échanges de plantes dans les années 1950. On reconnait bien sur la deuxième photo, l’extrémité d’une branche fleurie de la plante que je cultive toujours dans notre serre de collection sous le nom d’Euphorbia neglecta.
C’est une forme pleureuse, très spectaculaire, que l’on peut voir aussi dans le jardin exotique « Lotusland », à Santa-Barbara (USA). En Californie, elle est appelée Euphorbia ingens « weeping form ». La plante est également une espèce emblématique des « Moir Gardens » à Kauai (Hawaï), un des plus beaux jardins botaniques du monde, créé à partir des années 1930. Et là-bas, on continue d’appeler cette plante extraordinaire Euphorbia neglecta ! L’examen des boucliers et des pièces florales montre qu’il s’agit bien d’une forme d’Euphorbia ingens, non d’une E. abyssinica.
Je pense donc que Euphorbia neglecta N. E. Brown est un synonyme d’Euphorbia ingens, mais que le nom est appliqué à tort et depuis fort longtemps à cette rare forme pleureuse, bien que Brown n’ait pas du tout parlé d’un port retombant, et que la photo de Berger montre un sujet aux branches normales.
Il existe une forme panachée d’Euphorbia disclusa aux branches blanc verdâtre. Cette forme panachée se trouve dans le commerce sous différents noms comme E. erythraeae ‘Variegata’, E. ingens ‘Marmorata’ ou E. ammak ‘Variegata’. Il y a là une autre confusion, car cette plante panachée n’est absolument pas une forme d’E. ingens ou d’E. ammak. La confusion vient notamment du Jardin Botanique de Huntington, la référence aux USA, qui possède une grande plante étiquetée par erreur E. ammak fma. variegata. On trouve aussi, dans « Euphorbia Journal » vol. I - 1983 (page 53), publié par Strawberry Press, aux USA, une planche qui présente côte à côte une E. ammak (la vraie) et cette même forme panachée d’Euphorbia disclusa , avec le commentaire :
« Maintenant officiellement connue en tant qu’Euphorbia candelabrum var. candelabrum , la plupart des collectionneurs la connaissent sous l’ancien nom (E. ammak) » Ce qui est une interprétation de l’hypothèse de P.R.O. Bally dont Jacobsen faisait mention (voir plus haut), mais qui n’explique pas pourquoi, aux USA, les Euphorbia d’Abyssinie sont confondues avec E. ammak du Yémen.
On trouve dans ce même « Euphorbia Journal », une planche photo d’Euphorbia hararensis Pax (1907), le sujet provenant de Kew, et présentée comme une espèce rare du plateau du Harar, en Ethiopie. La photo montre une branche impossible à distinguer d’Euphorbia disclusa !
En 2013, une étude phylogénétique du genre Euphorbia sous-genre Euphorbia, menée par Brian L. Dorsey, du Jardin Botanique de Huntington, et six autres spécialistes de la systématique et de l’évolution a pu prouver, par analyse de l’ADN de 661 espèces, qu’Euphorbia ingens et Euphorbia abyssinica sont bien des espèces distinctes, bien que très proches sur l’arbre cladistique du genre. Euphorbia ammak est une espèce différente, placée sur un autre clade. On ne sait pas combien d’échantillons ont été utilisés par espèce, mais il serait intéressant de savoir si les différentes formes d’Euphorbia abyssinica ont toutes été analysées et si elles sont bien les représentantes d’une seule espèce.
En conclusion, je propose d’utiliser le nom d’Euphorbia abyssinica ‘Disclusa’ pour les Euphorbia « eritrea » horticoles et Euphorbia abyssinica 'Disclusa Variegata' pour la forme panachée. En ce qui concerne les véritables Euphorbia erythraeae (A. Berger) N. E. Brown, le nom d’Euphorbia abyssinica ‘Erythraeae’ me parait le plus adéquat, même si E. erythraeae est un nom illégitime. Dans la famille des Cactaceae, il est courant de conserver les espèces mises en synonymie ou illégitimes en tant que cultivars, si une différence morphologique est suffisamment importante aux yeux du pépiniériste ou du collectionneur. Je pense donc que conserver ‘Erythraeae’ en tant que cultivar d'Euphorbia abyssinica est la meilleure solution, car elle ne perturbe pas trop les habitudes. Il sera beaucoup plus difficile, en revanche, de faire admettre le nom d'Euphorbia abyssinica 'Disclusa' en remplacement d'Euphorbia « eritrea » dans le monde horticole !.
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